Je balisais ce fermier, ces trente moutons, ce ruisseau. Jeportais, à
sa place exacte, cette bergère qu'avaient négligée lesgéographes.
Quand je pris congé de Guillaumet, j'éprouvai le besoin demarcher par
cette soirée glacée d'hiver. Je relevai le col de monmanteau et, parmi
les passants ignorants, je promenai une jeuneferveur. J'étais fier de
coudoyer ces inconnus avec mon secret aucœur. Ils m'ignoraient, ces
barbares, mais leurs soucis, mais leursélans, c'est à moi qu'ils les
confieraient au lever du jour avec lacharge des sacs postaux. C'est
entre mes mains qu'ils sedélivreraient de leurs espérances. Lunettes Carrera Homme
Ainsi, emmitouflé dans monmanteau, je faisais parmi eux des pas
protecteurs, mais ils nesavaient rien de ma sollicitude. Ils ne
recevaient point, non plus, les messages que je recevaisde la nuit. Car
elle intéressait ma chair même, cette tempête deneige qui peutêtre se
préparait, et compliquerait mon premiervoyage. Des étoiles s'éteignaient
une à une, comment l'eussentilsappris, ces promeneurs ? J'étais seul
dans la confidence. On mecommuniquait les positions de l'ennemi avant la
bataille… Cependant, ces mots d'ordre qui m'engageaient si
gravement,je les recevais près des vitrines éclairées, où luisaient les
cadeauxde Noël. Là semblaient exposés, dans la nuit, tous les biens de
laterre, et je goûtais l'ivresse orgueilleuse du renoncement.
J'étaisun guerrier menacé : que m'importaient ces cristaux
miroitantsdestinés aux fêtes du soir, ces abatjour de lampes, ces
livres. Lunettes Carrera Femme
Déjà je baignais dans l'embrun, je mordais déjà, pilote de ligne, àla
pulpe amère des nuits de vol. Il était trois heures du matin quand on me
réveilla. Je poussaid'un coup sec les persiennes, observai qu'il
pleuvait sur la ville etm'habillai gravement. Une demiheure plus tard,
assis sur ma petite valise,j'attendais à mon tour sur le trottoir
luisant de pluie, quel'omnibus passât me prendre. Tant de camarades
avant moi, lejour de la consécration, avaient subi cette même attente,
le cœurun peu serré. Il surgit enfin au coin de la rue, ce
véhiculed'autrefois, qui répandait un bruit de ferraille, et j'eus
droit,comme les camarades, à mon tour, à me serrer sur la
banquette,entre le douanier mal réveillé et quelques bureaucrates.
Cetomnibus sentait le renfermé, l'administration poussiéreuse, levieux
bureau où la vie d'un homme s'enlise. carrera lunette
Il stoppait tous lescinq cents mètres pour charger un secrétaire de
plus, un douanierde plus, un inspecteur. Ceux qui, déjà, s'y étaient
endormisrépondaient par un grognement vague au salut du nouvel
arrivantqui s'y tassait comme il pouvait, et aussitôt s'endormait à
sontour. C'était, sur les pavés inégaux de Toulouse, une sorte decharroi
triste ; et le pilote de ligne, mêlé aux fonctionnaires, ne se
distinguait d'abord guère d'eux… Mais les réverbères défilaient,mais le
terrain se rapprochait, mais ce vieil omnibus branlantn'était plus
qu'une chrysalide grise dont l'homme sortiraittransfiguré. Chaque
camarade, ainsi, par un matin semblable, avait senti,en luimême, sous le
subalterne vulnérable, soumis encore à lahargne de cet inspecteur,
naître le responsable du Courrierd'Espagne et d'Afrique, naître celui
qui, trois heures plus tard,affronterait dans les éclairs le dragon de
l'Hospitalet… qui, quatreheures plus tard, l'ayant vaincu, déciderait en
toute liberté, ayantpleins pouvoirs, le détour par la mer ou l'assaut
direct des massifsd'Alcoy, qui traiterait avec l'orage, la montagne,
l'océan. Chaque camarade, ainsi, confondu dans l'équipe anonymesous le
sombre ciel d'hiver de Toulouse, avait senti, par un matinsemblable,
grandir en lui le souverain qui, cinq heures plus tard,abandonnant
derrière lui les pluies et les neiges du Nord,répudiant l'hiver,
réduirait le régime du moteur, et commenceraitsa descente en plein été,
dans le soleil éclatant d'Alicante. Ce vieil omnibus a disparu, mais
son austérité, son inconfortsont restés vivants dans mon souvenir. Il
symbolisait bien lapréparation nécessaire aux dures joies de notre
métier.
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